CHAPITRE PREMIER
LA PHALAROPE

L’an de grâce 1782 n’avait que trois jours d’âge, mais déjà le temps s’était ancré dans la mauvaise humeur. Un crachin tenace, poussé par un vent de sud fraîchissant, s’infiltrait dans les rues étroites de Portsmouth Point et faisait luire comme du métal poli les murs épais des vieilles fortifications. Un plafond de nuages couleur de plomb glissait, menaçant et sans failles, au-dessus des maisons serrées les unes contre les autres, ne laissant qu’un jour faible et maussade bien qu’on ne fût pas loin de midi.

Seule la mer semblait vivante. Sur toute la largeur de ce bras de mer habituellement abrité que l’on appelle le Solent, les rafales fouettaient et brisaient la surface de l’eau, mais, sous cette lumière étrange, les crêtes des vagues se détachaient, d’un jaune de soufre, sur la masse gris sombre de l’île de Wight, et, plus loin, sur la Manche perdue derrière des rideaux de pluie.

Le capitaine Richard Bolitho poussa la porte de l’auberge George Inn et marqua un temps d’arrêt, tandis que la lourde chaleur de la salle l’enveloppait telle une épaisse couverture. Sans un mot, il tendit son manteau à un valet et cala son bicorne sous son bras. Il pouvait apercevoir, à travers la porte de droite, la lueur accueillante du feu allumé dans la salle à manger où un groupe bruyant d’officiers de marine, émaillé çà et là de quelques uniformes écarlates de l’armée de Terre, s’attachait à oublier les exigences du service, reléguées derrière les fenêtres basses et fouettées de pluie.

Dans une autre salle, quelques officiers plongés dans un silence attentif autour de petites tables scrutaient leurs cartes et les visages de leurs partenaires de jeu. C’est à peine si quelques têtes se levèrent à l’entrée de Bolitho. À Portsmouth et en particulier à l’auberge George Inn, après tant d’années de guerre et d’inquiétude, seul un civil aurait pu attirer l’attention.

Bolitho soupira et jeta un rapide coup d’œil à son reflet dans un miroir. L’habit bleu galonné d’or était seyant à sa haute silhouette, et son visage semblait étrangement basané au-dessus de la chemise et du gilet blancs. Malgré la lenteur du voyage qui l’avait ramené des Antilles, son corps était mal préparé à l’hiver britannique, et il se força à rester debout quelques instants encore pour laisser ses membres se réchauffer.

Un valet toussa poliment derrière lui. « Vous d’mande pardon, Monsieur. L’amiral vous attend dans sa chambre. » Il fit un petit geste en direction de l’escalier.

« Merci. » Il attendit que l’homme soit parti, attiré par quelque appel dans la salle à manger, et il se regarda une dernière fois. Ce n’était nullement vanité, ni intérêt personnel, mais plutôt l’examen attentif et glacé dont il aurait pu gratifier un subordonné.

Bolitho avait vingt-six ans, mais ses traits impassibles et les rides profondément creusées autour de sa bouche le faisaient paraître plus âgé. Il se surprit un instant à chercher quand une telle transformation avait pu se produire. Il repoussa presque avec colère les cheveux noirs qui envahissaient son front, ne laissant qu’une boucle rebelle, au-dessus de l’œil droit.

Et cela non plus n’était pas de la vanité : de l’embarras, plutôt.

Un pouce à peine au-dessus de l’œil, une sauvage cicatrice s’enfonçait en diagonale dans sa chevelure. Il la suivit du doigt, comme un homme laisse parfois son esprit vagabonder parmi de vieux souvenirs, puis, avec un dernier haussement d’épaules, il escalada rapidement les marches.

Le vice-amiral sir Henry Langford se tenait bien campé devant le plus grand feu de bois que Bolitho eût jamais vu. Son uniforme étincelait à la lueur des flammes dansantes, et son ombre épaisse sembla tendre le bras à travers la vaste pièce pour saluer l’entrée silencieuse de Bolitho.

Les deux hommes restèrent immobiles quelques secondes, à s’observer mutuellement. L’amiral, la soixantaine, avec une tendance à la corpulence, son lourd visage dominé par le nez grand et busqué au-dessus duquel les yeux vifs brillaient comme des pierres bleues, et le capitaine, mince et hâlé.

Puis l’amiral sembla revenir à la vie et s’écarta du feu, main tendue. Bolitho sentit la chaleur des flammes se répandre dans la chambre, comme si l’on avait ouvert la porte d’un four.

« Content de vous voir, Bolitho ! » La voix sonore de l’amiral remplit la chambre, balayant les années, et l’image du vieil homme alourdi disparut, remplacée par celle du premier capitaine de Bolitho.

L’amiral ajouta tristement, comme s’il avait pu lire dans ses pensées : « Quatorze ans, n’est-ce pas ? Dieu, cela paraît impossible ! » Reculant d’un pas, il étudia Bolitho d’un œil critique, comme il l’eût fait d’un poulet dodu. « Vous n’étiez qu’un aspirant maigriot, d’une douzaine d’années si ma mémoire est bonne. Pas un pouce de chair sur les os. Je ne vous avais embarqué que par égard pour votre père. » Il sourit : « Vous avez encore l’air d’avoir grand besoin d’un bon dîner ! »

Bolitho attendait patiemment. Ces quatorze années de service lui avaient du moins appris une chose : les officiers supérieurs ont une façon bien à eux d’en venir à l’explication de leurs actes, et cela prend en général un certain temps.

L’amiral se dirigea d’un pas lourd vers la table et remplit généreusement deux verres de brandy. « Avec une bonne partie du monde contre nous, le brandy, Bolitho, est devenu une sorte de luxe. » Il haussa les épaules. « Toutefois, souffrant plus des rhumatismes que de la goutte, je le considère comme l’une des ultimes nécessités. »

Bolitho buvait avec précaution, tout en étudiant son supérieur par-dessus le bord de son verre. Il n’était arrivé des Antilles que trois jours auparavant, comme l’année s’achevait. Son navire, son bien-aimé Sparrow, avait été confié au chantier pour une remise en état bien gagnée, tandis que son équipage, moins heureux, était dispersé dans la flotte famélique pour combler les vides croissants creusés par la mort et les mutilations. La plupart des marins du sloop avaient quitté leur patrie depuis six ans ; maigrement pourvus, grâce aux prises durement conquises, ils avaient espéré revoir ceux qu’ils aimaient, ne fût-ce que quelques jours. Cet espoir avait été déçu, mais Bolitho savait que ni le ressentiment ni la pitié n’étaient de mise : ils étaient aussi inutiles en cette occurrence qu’un navire privé de voiles.

Les yeux pâles se fixèrent soudain sur le visage de Bolitho. « Je vous donne la Phalarope, Bolitho. » L’amiral observa une brève marque d’émotion chez le jeune capitaine. « Elle est au mouillage à Spithead, toute gréée, vergues croisées, la plus belle frégate qu’on puisse imaginer. »

Bolitho posa lentement le verre sur la table pour se donner le temps d’assimiler les paroles de l’amiral. La Phalarope, une frégate de trente-deux canons, et de moins de six ans d’âge. Il l’avait aperçue à la lorgnette en parant le banc Spit Sand, trois jours plus tôt. Un bateau superbe, le couronnement de tous ses espoirs. Non : plus beau même qu’il n’aurait jamais osé le rêver.

Il repoussa le Sparrow au fond de sa mémoire. Cela appartenait déjà au passé, avec son espoir d’un congé chez lui, en Cornouailles, et d’un contact retrouvé avec la terre ferme, avec tant de souvenirs à demi effacés.

Il répondit calmement : « C’est un grand honneur, Monsieur. »

« Pas du tout, vous l’avez amplement mérité ! » L’amiral semblait étrangement soulagé, comme s’il avait, depuis un certain temps, répété en lui-même ce petit discours. « J’ai suivi votre carrière, Bolitho. Vous faites grand honneur à la marine et à votre patrie. »

« J’ai eu, Monsieur, un excellent professeur. » L’amiral opina, sérieux. « C’était le bon temps, hé ? Le bon temps. » Il se secoua, se versa un nouveau brandy. « Je vous ai donné les bonnes nouvelles. Voici le reste à présent. » Il observait Bolitho pensivement. « La Phalarope a fait partie de la flotte de la Manche, en particulier pour le blocus de Brest. »

Bolitho dressa l’oreille. Le blocus, cela n’avait rien d’extraordinaire : la flotte, aux abois, avait un besoin vital de toutes les frégates pour soutenir l’effort constant qui enfermait les navires français dans leurs ports de la Manche. Les frégates étaient bonnes à tout : assez puissantes pour étriller n’importe quel navire, si ce n’est un vaisseau de ligne, en combat ouvert, et assez rapides pour échapper à ces derniers, on les réclamait partout. Ce qui avait éveillé son attention, c’était la manière dont l’amiral avait souligné a fait partie de la flotte de la Manche. Les ordres seraient donc différents : le sud, peut-être, pour aider à dégager la garnison assiégée dans Gibraltar.

L’amiral poursuivit, bourru : « La plupart des navires pourrissent du dehors. Le vent et la mer sont des maîtres cruels, même aux bois les meilleurs. » Il regardait la pluie couler sur les vitres. « La Phalarope a pourri par-dedans ! » Il se prit à marcher de long en large, furieusement, son ombre traversant la chambre comme un spectre. « Il y a presque eu mutinerie à bord, il y a un mois de cela, et ensuite, tandis que son escadre livrait bataille à quelques forceurs de blocus, elle a refusé le combat ! » Arrêté net, l’amiral lança à Bolitho un regard furibond où l’on pouvait lire le coup reçu. « Pouvez-vous croire chose pareille ? Un navire du roi, se dérober à l’action ! »

Bolitho se mordait les lèvres. La révolte était un risque constant. Des hommes arrachés à la vie à terre, une poignée d’agitateurs, un seul officier maladroit même pouvaient suffire à transformer en enfer le navire le mieux discipliné. Mais cela se rencontrait peu en escadre. Cette sorte de folie se manifestait généralement à bord d’un navire encalminé sous l’implacable soleil des tropiques, et sous l’effet de la fièvre ou de la maladie. Ou encore, au cours d’un long voyage loin de terre, lorsque le vaisseau semblait se, resserrer sur lui-même à chaque journée passée, comme pour jeter les hommes à la gorge de leurs compagnons.

Sir Henry Langford ajouta sèchement : « J’ai relevé son capitaine de son commandement, bien entendu ! »

Bolitho ressentit une étrange chaleur pour ce vieil homme fatigué, irritable, dont le vaisseau amiral, un trois-ponts massif, faisait des vivres, là, dans le port, et se préparait à ramener le Maître à son escadre, devant la côte hostile de France. Il avait dit « bien entendu ». Pourtant Bolitho savait que bien des amiraux auraient soutenu leurs capitaines, même en les sachant coupables ou incompétents.

L’amiral eut un faible sourire. « Je crains que cet honneur ne soit à double tranchant ! Il n’est jamais facile de prendre le commandement d’un navire infortuné, surtout en temps de guerre. » Il indiqua une enveloppe scellée, posée sur son bureau. Les sceaux luisaient à la lueur du feu, comme des flaques de sang frais. « Voici vos ordres. Ils vous demandent de prendre ce commandement sur-le-champ et d’appareiller aussitôt. » Il pesait soigneusement ses mots. « Vous rechercherez l’escadre de sir Samuel Hood et vous vous placerez sous ses ordres. »

Bolitho fut abasourdi. Hood était encore aux Antilles d’où lui-même arrivait tout juste. Il eut la vision fugitive de ces milliers de miles d’un océan désert, sur un navire inconnu, avec un équipage encore agité par le mécontentement.

« Vous voyez, Bolitho, je suis toujours un tyran ! » L’amiral frissonna tandis qu’un grain fouettait la fenêtre. « Je crois qu’il vous manque près d’une centaine d’hommes d’équipage. J’ai dû débarquer une bonne partie des mutins, et les remplaçants sont difficiles à trouver. Il faudra en pendre quelques-uns, dès que la cour martiale aura pu se réunir. Vous avez à peine assez d’hommes pour mener le navire, sans parler de combattre. » Il se frotta le menton, l’œil brillant. « Je vous suggère d’appareiller sans retard et de faire route sur la côte ouest. On m’a dit que les flottes de pêche sont presque toutes au port, dans le Devon et en Cornouailles. Le temps ne semble pas leur plaire. » Son sourire s’épanouissait à présent. « Je ne vois aucune objection à ce que vous fassiez escale à Falmouth, Bolitho. Pendant que vos officiers se chargeront d’enrôler quelques-uns de ces pêcheurs pour le service du roi, vous trouverez sans doute la possibilité de rendre visite à votre père. Vous lui transmettrez, je l’espère, mes meilleures amitiés. »

Bolitho acquiesça. « Je vous remercie, Monsieur, et n’aurai garde d’y manquer. » Soudain il eut envie de partir. Il restait tant à faire. Les armements et les cordages à vérifier, les vivres et les approvisionnements pour le long voyage. Et avant tout, il y avait la Phalarope qui l’attendait, prête à le juger ou à le condamner.

L’amiral soupesa l’enveloppe de toile. « Je n’ai pas de conseils à vous donner, Bolitho. Vous êtes jeune, mais vous avez largement fait vos preuves. Souvenez-vous simplement de ceci. Il y a du bon et du mauvais, à votre bord. Soyez ferme, mais sans cruauté. Ne confondez pas l’ignorance avec l’insubordination, comme votre prédécesseur. » Le ton s’était fait mordant. « Si vous avez peine à garder tout ceci en mémoire, essayez simplement de vous rappeler comment vous étiez, lorsque vous êtes venu servir comme jeune enseigne à mon bord. » Il ne souriait plus. « Vous pouvez redonner à ce navire le rang qui est le sien, en lui rendant son honneur. Mais si vous y manquez, je serai impuissant à vous aider. »

« Je ne vous le demanderai point, Monsieur. » Les yeux de Bolitho étaient durs et gris, comme la mer au-delà du port.

« Je sais. C’est pourquoi je vous ai réservé ce commandement. » Il y eut un murmure de voix derrière la porte, et Bolitho sut que l’audience tirait à sa fin. L’amiral ajouta : « J’ai un neveu à bord de la Phalarope, l’un de vos jeunes messieurs. Son nom est Charles Farquhar, et il peut encore faire un bon officier. Mais ne lui faites point de faveur par égard pour moi, Bolitho. » Il soupira en tendant l’enveloppe. « Le navire est prêt à appareiller, profitez donc de ce vent de sud. » Il retint la main de Bolitho et scruta son visage. « Il se peut que nous ne nous rencontrions plus jamais, Bolitho, car mes jours sont comptés, je le crains. » D’un geste il repoussa la protestation de son interlocuteur. « J’ai de grandes responsabilités, et certaines compensations de ma charge. Mais ma jeunesse s’est envolée. »

Bolitho rajusta son épée, glissa à nouveau son bicorne sous son bras. « Je vous fais mes adieux, Monsieur. » Il ne put en dire plus.

Il franchit la porte presque à l’aveuglette et longea le petit groupe d’officiers qui attendaient, en chuchotant, le bon plaisir de leur amiral.

L’un d’eux se tenait à l’écart, un capitaine, à peu près du même âge que Bolitho. Mais la ressemblance s’arrêtait là. Celui-ci avait des yeux pâles et protubérants, une petite bouche coléreuse. Pianotant sur la garde de son épée, il fixait la porte, et Bolitho devina qu’il devait s’agir du capitaine débarqué de la Phalarope. Mais il ne semblait pas inquiet, irrité seulement. Sans doute avait-il quelque influence à la Cour ou au Parlement, pensa Bolitho, sévère. Cela ne lui suffirait pas pour affronter sir Henry.

Leurs regards se croisèrent tandis que Bolitho traversait le palier en direction de l’escalier. Les yeux pâles étaient sans expression, vaguement hostiles pourtant. Puis ils se détournèrent, et Bolitho atteignit le pied des marches, où une ordonnance l’attendait avec son manteau.

Hors de l’auberge, le vent lui hurla au visage et la pluie glacée lui fouetta la peau. Mais, marchant lentement vers le port Sally, il n’y prenait pas garde.

Lorsqu’il atteignit la grève, Bolitho constata que la guirlande de vase et d’algues déposée à marée haute était presque recouverte par les petites vagues rageuses et il sut que le flot approchait de l’étalé. Avec un peu de chance, on pourrait appareiller de manière à profiter de la marée descendante. Rien de tel que la routine des manœuvres pour habituer un équipage à un nouveau capitaine.

Dès qu’il eut quitté l’abri offert par la dernière rangée de maisons, il aperçut le canot qui l’attendait pour l’emmener loin de la terre. Les avirons étaient mâtés et oscillaient comme deux rangées d’arbres dénudés tandis que la petite embarcation roulait, ballottée par les vagues ; il devina que tout l’équipage observait sa lente approche. En haut de la rampe de granit, silhouette familière, le corps épais de Stockdale, son chef de canot personnel, se détachait sur les vagues. Il aurait du moins un ami à bord de la Phalarope, se dit-il, morne.

Stockdale l’avait suivi de navire en navire. Plutôt comme un chien fidèle que comme un homme. Bolitho se surprenait souvent à penser avec étonnement à ce lien qui les unissait, et qui échappait à toute explication.

Il était tout jeune, et lieutenant nouvellement promu lorsqu’on l’avait un jour envoyé à terre avec une patrouille de recrutement, au cours de cette période de paix douteuse où il se considérait comme fort heureux de ne pas partager le sort indigne de tant de ses camarades, débarqués en demi-solde et sans emploi. Bolitho n’avait pas trouvé beaucoup de volontaires, mais au moment de rentrer à bord et d’affronter le courroux de son capitaine, il avait aperçu Stockdale debout, misérable, devant un cabaret. Nu jusqu’à la taille, il avait une stature formidable, un corps trapu, masse de muscles et de force. Un aboyeur, à ses côtés, interpellait bruyamment le petit groupe de matelots, en affirmant que Stockdale était un lutteur réputé et que quiconque le mettrait à terre recevrait aussitôt une guinée d’or. Bolitho était fatigué, et la pensée de boire frais au cabaret tandis que ses hommes tenteraient leur chance lui avait fait oublier sa répugnance naturelle pour ce spectacle dégradant.

Il se trouva que l’équipe comprenait un second maître canonnier, à la fois excellent lutteur et habitué à maintenir la discipline, tant par la force que par tous autres moyens utilisables. Il avait dépouillé sa vareuse et, encouragé par ses compagnons, s’était rué à l’attaque.

Bolitho ne savait pas exactement ce qui s’était produit alors. On prétendait que l’un des marins avait fait un croc-en-jambe à Stockdale, et c’était bien possible, car Bolitho ne l’avait jamais vu battu depuis lors, mais l’instant d’après, tandis que Bolitho tendait la main vers sa chope de bière, l’aboyeur avait poussé un hurlement de rage tandis que les marins s’esclaffaient bruyamment.

Bolitho avait trouvé le second maître canonnier en train d’empocher sa guinée, tandis que l’aboyeur furibond fouettait Stockdale avec un bout de chaîne, non sans l’abreuver de menaces et de malédictions.

C’est alors que Bolitho avait compris que Stockdale vivait la loyauté comme une entrave. Il ne bronchait pas sous l’injuste correction, et pourtant il aurait pu, d’un coup de poing, tuer son bourreau.

La pitié, ou le dégoût, poussèrent Bolitho à faire cesser la rossée, et l’expression de gratitude silencieuse apparue sur le visage meurtri de Stockdale n’était pas faite pour arranger les choses. Sous le regard moqueur des matelots, et devant l’aboyeur pétrifié, il avait demandé à Stockdale de se porter volontaire pour le service du roi. L’aboyeur, à l’idée que son gagne-pain allait lui échapper, s’était lancé dans une tempête de protestations.

Stockdale avait simplement acquiescé de la tête, puis ramassé sa chemise sans un mot. Encore aujourd’hui il ne parlait guère, ses cordes vocales ayant été abîmées au cours de maintes années de bagarres, de ville en ville.

Bolitho, après cette réaction dictée par la colère, pensait classer l’affaire, mais il n’en fut rien. Stockdale s’installa à bord comme s’il y était né. Malgré sa force, il était doux et patient, et une seule chose semblait capable de modifier sa vie placide : où Bolitho allait, il allait.

Au début, Bolitho décida d’ignorer la chose, mais lorsqu’il eut enfin un navire sous ses ordres et qu’il lui fallut quelqu’un pour commander son canot, Stockdale sembla se trouver là tout naturellement, tout prêt. Comme aujourd’hui.

Il regardait la mer déserte, immobile dans le vent, ses larges pantalons blancs et sa vareuse bleue flottant autour de lui comme les pavillons d’un lourd vaisseau de ligne. Il se retourna vers Bolitho et salua, ses yeux d’un brun profond fixés sur le capitaine et empreints d’une sollicitude silencieuse.

Bolitho eut un sourire crispé. « Tout est prêt, Stockdale ? »

L’homme acquiesça lentement. « J’ai embarqué vos coffres dans la chambre, Monsieur. » Il lança un regard furieux à l’équipage du canot. « J’ai dit un mot à ceux-ci sur la manière dont ils auraient à manœuvrer à partir de maintenant ! »

Bolitho descendit dans le canot et resserra son manteau autour de lui. Stockdale grogna un ordre et l’embarcation s’écarta de la cale.

« Nage partout, souque ferme ! » Stockdale poussa la barre et visa entre les rameurs tandis que le canot pivotait et piquait dans la première méchante houle.

Bolitho observait les matelots. Chacun avait à cœur d’échapper à son regard. Le nouveau capitaine, quel qu’il fût, était seul maître à bord après Dieu. Il pouvait distribuer l’avancement ou le fouet, récompenser ou pendre tout homme embarqué à son bord et, lorsqu’un navire se trouvait seul en pleine mer, la puissance s’exerçait selon le tempérament de chaque commandant. Cela, Bolitho le savait bien.

Lorsque le canot atteignit l’eau libre, il oublia les matelots en plein effort et concentra toute son attention sur la frégate, au loin. En s’en approchant, il pouvait voir la coque gracieuse tanguer et rouler régulièrement en tirant sur son câble dans la brise fraîchissante. On apercevait même un éclair de cuivre lorsque les fonds se montraient en surface. Puis, quand le navire s’inclinait de l’autre côté, Bolitho distinguait l’activité sur le pont, au pied des grands mâts effilés, chargés de voiles ferlées. En arrière, près de la coupée, les gardes-marine étaient déjà réunis pour l’accueillir et dessinaient un carré d’écarlate bien net. Le vent lui apporta un instant le son des sifflets et le beuglement des ordres.

Quel beau navire ! pensa-t-il. Cent quarante pieds de puissance et de grâce vivante. Depuis sa haute figure de proue dorée, un oiseau étrange perché sur le dos d’un dauphin, jusqu’à sa poupe toute sculptée sous le pavillon claquant au vent, tout témoignait de l’art de son constructeur.

Il apercevait à présent le groupe des officiers qui l’attendaient sur la dunette. Plus d’un, la lorgnette à l’œil, observait le canot ballotté par la mer. Il se fit un masque d’impassibilité en étouffant à grand-peine l’excitation et le sentiment de défi que la vue du navire avait fait naître en lui.

« Ohé ! du canot ! » L’appel, arraché par le vent, fut jeté aux mouettes criardes.

Stockdale mit ses mains en porte-voix et lança : « Ohé de la Phalarope ! » Aucun doute à présent pour les officiers. Aucun doute : leur nouveau maître approchait.

Bolitho entrouvrit son manteau et le rejeta sur ses épaules. Le faible jour fit luire les galons dorés de son habit et le pommeau de son épée. La frégate grandit et grandit encore jusqu’à dominer totalement le canot en effaçant le reste du monde.

Tandis que les matelots manœuvraient pour approcher de la coupée, Bolitho laissa ses yeux glisser lentement le long des mâts, des vergues et du gréement noir bien raidi.

Il n’y avait aucun signe de mou. Tout était en ordre. La coque était bien peinte et l’épaisseur des dorures sur la figure de proue ainsi que les larges fenêtres de la chambre de poupe montraient que son précédent capitaine avait dépensé une bonne part de sa fortune personnelle pour donner au bateau ce bel aspect.

L’idée de cet argent dépensé à bon escient lui fit jeter un regard furtif vers ses coffres, dans la chambre du canot. Il avait ramené des Antilles un peu plus de mille livres, ses parts de prises, mais il n’avait pas grand-chose à montrer en contrepartie, si ce n’était des uniformes neufs et quelques babioles de luxe. Et voilà qu’il repartait en mer, où le couteau d’un mutin pouvait mettre un terme à son existence aussi vite qu’un boulet français, faute d’une vigilance incessante. L’avertissement de l’amiral lui revint à l’esprit soudain : « Si vous échouez, je serai impuissant à vous aider. »

Le canot fit une embardée le long de la muraille et le fit trébucher, tandis qu’il sautait par-dessus le plat-bord et entreprenait d’escalader les flancs fouettés d’embruns.

Il tenta de rendre ses oreilles sourdes au fracas qui l’accueillit : sifflets stridents de la garde et claquement des mains sur les mousquets, tandis que les soldats présentaient les armes. Il n’était que trop facile et trop dangereux de se découvrir, même un instant, même pour profiter entièrement de ce moment tant attendu.

Un officier de haute taille, assez lourd d’allure, fit un pas en avant et ôta son chapeau. « Lieutenant Vibart, Monsieur, premier lieutenant. » Il parlait d’une voix rauque, râpeuse et son visage ne souriait pas.

« Je vous remercie, monsieur Vibart. » Bolitho regarda derrière lui, tout au long du navire. De chaque côté de la coque, les passavants reliant le gaillard d’avant à la dunette étaient chargés d’hommes silencieux. D’autres avaient grimpé dans les haubans pour mieux voir leur capitaine. Il laissa son regard errer sur les files de canons solidement assurés derrière les sabords fermés, sur les ponts impeccables et les cordages bien lovés. Le lieutenant Vibart était un excellent second, pensa-t-il, du moins pour tout ce qui était netteté et apparence extérieure.

Rébarbatif, Vibart poursuivit : « Monsieur Okes et monsieur Herrick, second et troisième lieutenants, Monsieur. »

Bolitho fit un signe de tête, le visage impassible. Il entrevit rapidement deux jeunes officiers, et ce fut tout. Les hommes n’émergeraient que plus tard derrière ces visages inconnus. Pour l’instant, il fallait surtout définir clairement l’impression que ces hommes allaient garder de lui.

« Faites approcher l’équipage, monsieur Vibart. » Il tira d’une poche intérieure son ordre de mission et le déroula tandis qu’on poussait les hommes vers lui. Ils avaient l’air en assez bonne santé, mais leurs vêtements étaient en lambeaux et certains semblaient encore porter les restes des habits qu’ils avaient le jour où on les avait enrôlés de force. Bolitho se mordit les lèvres. Ceci devrait changer et sans attendre. L’uniforme était primordial. Cela tuait le reste d’envie que certains auraient pu ressentir, même pour de pauvres hardes.

Il se mit à lire le parchemin et sa voix portait clair par-dessus le bruit du vent et les claquements rythmés des étais et du gréement.

L’ordre de mission était adressé à Richard Bolitho, Esquire, et lui enjoignait d’embarquer sur-le-champ et de prendre la responsabilité et le commandement de la Phalarope, frégate de Sa Majesté britannique. Il acheva sa lecture, puis roula le parchemin au creux de sa main tout en jetant un coup d’œil sur les visages rassemblés en bas. Que pensaient-ils, qu’espéraient-ils à cet instant ?

« J’aurai encore quelque chose à dire à l’équipage, monsieur Vibart. » Il lui sembla discerner un certain ressentiment dans les yeux profondément enfoncés du second, mais il voulut l’ignorer. L’homme paraissait âgé pour son grade. Il devait avoir sept ou huit ans de plus que Bolitho. Son espoir d’un commandement se trouvait encore repoussé par l’arrivée d’un nouveau capitaine et cela ne devait certes pas lui être agréable. « Êtes-vous paré à appareiller ? » Vibart acquiesça : « Oui, Monsieur. » Il aurait presque ajouté : « Bien entendu. »

« Nous avons été remorqués jusqu’ici il y a une semaine et l’eau douce a été livrée ce matin par allège. Nous sommes avitaillés selon les ordres de l’amiral. »

« Parfait ! » Bolitho se retourna vers l’équipage. Sir Henry Langford n’avait pris aucun risque, pensa-t-il un peu ironique. Le navire avitaillé et mouillé en lieu sûr loin du reste de la flotte, son infortune ne risquait guère de contaminer les autres unités. Bolitho était impatient d’avoir quelques minutes à lui tout seul pour pouvoir lire ses ordres jusqu’au bout. Cela lui donnerait peut-être la clé de l’énigme.

Il s’éclaircit la gorge. « Garçons, je n’ai plus qu’une indication à vous donner : notre destination. » Ils savaient parfaitement que le capitaine n’avait pas encore eu le temps d’en informer ses officiers et cette preuve de confiance contribuerait peut-être à combler l’abîme qui sépare la dunette du gaillard d’avant.

« L’Angleterre lutte aujourd’hui pour sa vie même. Tandis que nous sommes ici à l’ancre, impuissants, notre pays est en guerre contre la France, l’Espagne, les Hollandais et les colons rebelles des Amériques. Tous les navires sans exception sont indispensables pour remporter la victoire. Chacun d’entre vous est nécessaire à la défense de notre juste cause. » Il fit une pause de quelques secondes. Sur le Sparrow, ses hommes auraient poussé un hourra ou montré quelque animation. Soudain, en scrutant ces visages inertes, serrés les uns contre les autres, il ressentit la morsure de la nostalgie et de la solitude. Il revoyait en esprit la gaieté de l’équipage du petit sloop, les visages tannés comme ceux de pirates insouciants. Ils respiraient la bonne santé, l’unité qui faisaient totalement défaut ici. Il aperçut Stockdale debout sous le vent, près du pavois ; et se demanda ce que celui-ci pensait de ses nouveaux compagnons.

Sa voix prit une note plus dure : « Nous appareillons aujourd’hui pour Falmouth. » Il se raidit. « Et de là pour les Antilles, afin de nous joindre à sir Samuel Hood pour combattre les Français et leurs alliés. »

Aucune voix ne s’éleva vraiment, mais une sorte de gémissement douloureux sembla traverser le groupe serré des silhouettes réunies à ses pieds. Un maître d’équipage gronda : « Silence sur le pont ! Taisez-vous, canailles ! »

Bolitho ajouta avec netteté : « Je ne vous demande que votre loyauté. Je ferai mon devoir et je souhaite que vous vous en teniez au vôtre. » Il pivota sur ses talons. « A vous, monsieur Vibart. Nous appareillons dans une heure. Voyez que tous les canots soient assurés à poste, puis ayez l’obligeance de faire virer à pic. » Le ton était froid et sans réplique. Mais le second lui barra le passage, les lèvres agitées d’un tremblement de colère.

« Mais, Monsieur, les Antilles ! » il avait du mal à trouver ses mots. « Dieu, voilà deux ans que nous tenons le blocus ! » Bolitho prit soin que ses paroles atteignent les autres officiers. « Et moi, monsieur Vibart, voilà six ans que je suis en mer. » Il se dirigea vers l’arrière ; Stockdale marquait silencieusement la descente de la cabine où il allait se retirer. « Tous les officiers et les premiers maîtres chez moi dans dix minutes ! »

Il descendit légèrement l’échelle, baissant automatiquement la tête sous les barrots du pont. Tout à l’arrière, sous une lanterne oscillante, un soldat en habit rouge se mit au garde-à-vous près de la porte de sa cabine. Son havre de grâce était derrière cette porte. Le seul endroit où il pourrait penser et rêver seul, à bord d’un navire surchargé.

Stockdale lui ouvrit la porte et le suivit lorsqu’il pénétra dans la cabine, presque spacieuse après le réduit spartiate dont il disposait à bord du Sparrow.

À l’arrière, des fenêtres inclinées couraient sur presque toute la largeur de la cabine principale, et leur verre épais créait un paysage amplifié d’eaux agitées et de cieux gris hostiles. L’air était lourd d’humidité et Bolitho prit à nouveau conscience du froid qui avait envahi ses os. Ce serait bon, pensa-t-il, de se retrouver au soleil, de revoir par ces fenêtres du bleu et de l’or, et de connaître une fois de plus la paix d’une mer amie.

Une cloison dissimulait sa couchette et une autre la petite chambre des cartes. La cabine principale renfermait une bonne table et une série de chaises, ainsi qu’un bureau contre la cloison et une armoire, pour y suspendre ses uniformes que Stockdale était en train de sortir des coffres.

Le précédent capitaine s’était bien installé, pensa Bolitho. De chaque côté de la cabine, discrètement dissimulé sans une housse de toile, un gros canon de douze livres se trouvait enchaîné comme quelque monstre. La fumée et la mort viendraient donc envahir même le domaine privé du capitaine lorsque la frégate rencontrerait la bataille.

Il se força à s’asseoir calmement sur la banquette de poupe. Et, ignorant les mouvements furtifs de Stockdale et les bruits du navire au-dessus de sa tête et derrière la porte, il prit connaissance de ses ordres.

Mais ceux-ci ne renfermaient rien, hormis les indications habituelles. Il y avait à bord un contingent supplémentaire de gardes-marine sous les ordres d’un capitaine, au lieu d’un sous-officier. Voilà un point intéressant. Manifestement, sir Henry Langford estimait qu’en dernier ressort Bolitho pourrait se défendre avec ses officiers.

Bolitho fit claquer sur la table les lourds papiers et fronça les sourcils. Il ne voulait pas d’une protection. Ce qu’il venait de dire là-haut, il le pensait : il voulait de la loyauté. Non, il avait besoin de loyauté.

Il sentit le pont s’incliner et entendit au-dessus de sa tête des pieds nus courir sur la dunette. Malgré tout, il était heureux de quitter la terre. En mer, on avait la place de penser et d’agir. Seul le temps pouvait manquer.

Dix minutes exactement après que Bolitho eut quitté la dunette, les officiers pénétraient les uns derrière les autres dans sa cabine.

Vibart, tête courbée sous les barrots de pont, les présenta l’un après l’autre dans l’ordre de leur grade, toujours de cette même voix rauque.

Okes et Herrick, les deux autres lieutenants, puis Daniel Proby, le premier maître d’équipage. Ce dernier était vieux et tanné, comme sculpté dans le bois, et ses épaules s’arrondissaient sous la vareuse usée. Il avait une figuré lugubre aux mâchoires lourdes et les yeux les plus tristes que Bolitho eût jamais vus. Puis venait le capitaine Rennie, commandant les soldats, jeune homme mince et languissant, dissimulé derrière un regard paresseux. Bolitho pensa que celui-là du moins devait se douter qu’il y aurait peut-être des difficultés à surmonter.

Les trois enseignes se tenaient silencieux à l’arrière-plan. Farquhar était le plus ancien et Bolitho ressentit une pointe de malaise en étudiant les lèvres serrées et l’expression hautaine du jeune homme. Le neveu de l’amiral pourrait se révéler un allié. Il pouvait tout aussi bien être l’espion de l’amiral. Les autres jeunes messieurs, Neale et Maynard, semblaient assez agréables, avec cette effronterie juvénile dont la plupart des enseignes se faisaient une défense contre les officiers aussi bien que contre les matelots. Neale était tout petit, joufflu, et Bolitho ne lui donnait guère que treize ans. Maynard, par contre, maigre et sec, avait l’œil perçant et observait son capitaine avec une expression intense et indéchiffrable.

Venaient ensuite les maîtres de profession : Evans, le commis aux vivres, petit furet en habit sombre, encore rabougri par la proximité du chirurgien, Ellice, rouge brique, transpirant et doté d’yeux inquiets et mouillés.

Bolitho se tenait le dos à la fenêtre, les mains crispées derrière lui. Il attendit que Vibart eût fini de parler, puis dit : « Nous ferons bientôt plus ample connaissance, messieurs ; pour l’instant, je tiens simplement à dire que je compte que vous ferez tous de votre mieux, afin de faire de nos hommes un équipage efficace. Lorsque j’ai quitté les Antilles, tout n’allait pas au mieux pour l’Angleterre. Il est probable, plus que probable même, que les Français tireront avantage de nos engagements militaires dans cette région pour favoriser leurs entreprises. Nous aurons à livrer bataille et, quand l’heure sera venue, je veux que ce navire se conduise comme il le doit. » Il scrutait leurs visages, pour tenter de percer ces expressions circonspectes. Son regard tomba sur Herrick, le troisième lieutenant. C’était un officier d’apparence compétente avec sa figure ronde, mais qui semblait se forcer à être attentif, comme un homme précédemment trahi et ne se fiant plus à la première impression.

Il baissa le regard tandis que Vibart disait : « Puis-je me permettre de demander si l’on nous envoie aux Antilles à cause de ce qui s’est passé à bord, Monsieur ? » Et la voix de l’homme qui faisait face sans broncher au regard gris de Bolitho était pleine de défi.

« Je vous en prie. » Bolitho l’observa étroitement. Un air dominateur flottait autour de Vibart. Le sentiment d’une force intérieure qui semblait transformer tous les autres en simples spectateurs. Il reprit calmement : « Je viens d’étudier les rapports et les livres. J’estime que cette tentative de mutinerie…» il laissa sa voix s’attarder sur le dernier mot, « était due tout autant à la négligence qu’à d’autres causes. »

Vibart répondit vivement : « Le capitaine Pomfret faisait confiance à ses officiers, Monsieur. » Il montra du doigt les livres sur la table. « Vous pourrez voir dans les livres que le navire a toujours fait tout ce que l’on pouvait attendre de lui. »

Bolitho tira un livre de sous la pile et surprit chez Vibart un instant de confusion.

« J’ai souvent constaté que ce livre des punitions était un meilleur juge de l’efficacité d’un navire. » Il tournait les pages tranquillement, cachant à grand-peine le dégoût ressenti lors de son premier examen. « Au cours des six derniers mois, plus d’un millier de coups de fouet ont été distribués à l’équipage. » Sa voix était froide. « Certains hommes ont reçu jusqu’à quatre douzaines de coups en une seule fois. Il semble que l’un d’eux soit mort après cette punition. »

Vibart intervint d’une voix lourde. « Ce n’est pas par la faiblesse que l’on tient les hommes, Monsieur ! »

« Ni par une cruauté injustifiée, Monsieur. » On eût cru le claquement d’un fouet. « J’entends qu’à l’avenir l’autorité prenne le pas sur la brutalité, à mon bord. » Il reprit son contrôle, non sans mal. « De plus, je veux que chaque homme reçoive un vêtement convenable tiré du magasin, avant que nous atteignions Falmouth. Ceci est un navire du roi et non un négrier espagnol. »

Il y eut un lourd silence, comme si la mer et le navire lui-même étaient entrés dans la cabine. Les bruits du pont, l’écoulement de l’eau le long du gouvernail et l’aboiement lointain des ordres ne faisaient qu’ajouter à l’isolement ressenti par Bolitho.

Il poursuivit d’un ton égal : « A Falmouth, nous ferons de notre mieux pour porter l’équipage à son nombre réglementaire. J’enverrai à terre quelques détachements de matelots de confiance, afin d’enrôler au service du roi des hommes convenables. Pas d’infirmes, ni de gamins, n’est-ce pas ? Mais des hommes. Me suis-je fait comprendre ? » La plupart approuvèrent de la tête. Le lieutenant Okes dit prudemment : « J’ai souvent lu le récit de vos exploits dans la Gazette, Monsieur. » Il déglutit péniblement et jeta à Herrick un regard rapide. « Je crois que le navire tout entier sera heureux de vous avoir pour chef. » Sa voix se perdit, misérable, et il tripota son épée.

Bolitho fit un signe de tête. « Merci, monsieur Okes. » Il ne pouvait se permettre d’ajouter quoi que ce fût. Peut-être Okes recherchait-il quelque faveur ou se hâtait-il de couvrir un ancien écart. Enfin, c’était tout de même un début.

Il ajouta : « Je ne puis rien changer à ce que fit ou ne fit pas le capitaine Pomfret. J’ai ma propre manière de voir et j’entends qu’elle soit suivie à tout moment. » Du coin de l’œil il vit le premier maître hocher la tête d’un air de doute. « Vouliez-vous dire quelque chose, monsieur Proby ? »

Le vieil homme sursauta, les mâchoires tremblantes. « Oh ! non, Monsieur, j’étais seulement en train de penser que ça allait nous changer de naviguer en eau profonde au lieu de tous ces hauts-fonds et ces bancs de vase. » Il sourit mais cet effort ne fit qu’ajouter à son apparence lugubre. « Ce long voyage sera bon pour les jeunes messieurs, sans doute. »

Son intention n’avait rien de comique, mais l’enseigne Neale donna un coup de coude à Maynard, son voisin, et tous deux pouffèrent. Puis Neale aperçut les sourcils froncés de Vibart et se mit à contempler ses pieds avec intérêt.

Bolitho hocha la tête. « Parfait, Messieurs, préparez-vous à l’appareillage. Je serai sur le pont dans dix minutes. » Il rencontra le regard de Vibart. « Je serai heureux de voir les hommes à leurs postes, Monsieur. Quelques manœuvres les aideront sans doute à oublier leurs ennuis un moment. »

Les officiers sortirent en file indienne et Stockdale ferma la porte avec autorité. Bolitho s’assit devant ses piles de livres et de papiers. Il avait tenté de trouver une ouverture, mais sans succès. Il sentait une sorte de barrière, un écran de ressentiment, à moins que ce ne fût de peur. Il lui faudrait résoudre seul l’énigme. Il ne pourrait se fier à personne, se confier à personne avant d’être sûr de son terrain.

Tourné vers Stockdale, il demanda tranquillement : « Eh bien, que penses-tu de la Phalarope ? »

L’ancien lutteur avala un bon coup, comme il le faisait toujours pour dégager ses cordes vocales endommagées. « C’est un bon navire, cap’taine. » Il hocha lentement la tête. « Mais je n’aime pas beaucoup la viande qu’il transporte. » Il déposa avec soin l’épée de Bolitho près du râtelier à pistolets et ajouta d’un ton significatif : « Vous devriez garder ça près de vous, cap’taine. On ne sait jamais. »

Richard Bolitho escalada l’échelle menant à la dunette et se força à marcher lentement vers la lisse de pavois au vent. La frégate bruissait d’activité et l’on voyait des hommes parés aux barres de cabestan, tandis que d’autres, sous les mâts, attendaient avec les quartiers-maîtres. Il évalua la force du vent sur sa joue et jeta un regard rapide à la flamme flottant en tête de mât. Le navire tirait sur son câble, plein d’ardeur et de hâte, comme si lui aussi voulait se libérer de l’étreinte de la terre. Bolitho fit taire sa propre impatience. Il observait, attendant les derniers préparatifs de l’appareillage.

Les ponts brillaient d’embruns et de pluie, et il se rendit compte soudain qu’il était déjà trempé jusqu’aux os. Peut-être, après tout, valait-il mieux que ses hommes le voient ainsi, exposé aux intempéries, sans la protection d’une vareuse, tout comme eux-mêmes.

Il aperçut l’enseigne Maynard rôdant près de la lisse sous le vent et remercia Dieu une fois de plus pour ce don qu’il avait de garder en mémoire les noms entendus ou lus une seule fois.

« Vous êtes chargé des pavillons ? monsieur Maynard ? » Le jeune garçon acquiesça. Son corps maigre se détachait comme un épouvantail sur l’eau furieuse. « Parfait. Veuillez signaler à l’amirauté : paré à l’appareillage. »

Il vit les pavillons s’élever dans la mâture et les oublia instantanément lorsque Vibart se dirigea vers lui, le visage sombre et renfrogné.

« L’ancre est à pic, Monsieur ! » Il toucha son chapeau du doigt. « Tout est assuré ! »

« Parfait. » Bolitho leva sa lorgnette et observa les pavillons qui montaient à la tour des signaux, à terre. Peut-être l’amiral les observait-il de la fenêtre de sa chambre bien chaude, à l’auberge, juste à droite de la tour.

Maynard cria : « La réponse, Monsieur : Bon voyage et à la grâce de Dieu ! »

Bolitho tendit la lorgnette à Stockdale et dissimula ses mains sous les pans de son habit. « Veuillez appareiller, je vous prie. Faites route pour parer le cap. » Il n’y prendrait pas la moindre part. Il tenait à observer chacun, et chacun de ses hommes le savait.

Les seconds maîtres reprirent le cri : « En haut, les gabiers ! à larguer les huniers ! »

Le gréement, les haubans s’animèrent soudain des silhouettes pressées de gabiers grouillant dans les enfléchures, agiles comme des chats, tandis que les quartiers-maîtres pressaient sans merci les traînards à coups de poing, à coups de corde.

« A déraper l’ancre ! » Quintal, le bosco au torse énorme, fit tournoyer sa canne au-dessus des matelots qui peinaient sur le gaillard. « A virer, et mieux que ça ! bandes de vieilles femmes gémissantes ! » Sa canne s’abattit et un homme poussa un cri. « Vire ! vire ! » Le cabestan eut une secousse puis se mit à tourner régulièrement tandis que le câble dégouttant d’eau rentrait à bord.

« A larguer les voiles d’avant ! » Le cri passa tout au long du pont comme un chant. Tout là-haut, les toiles libérées claquaient et battaient dans le vent, et les hommes alignés comme des fourmis tout au long des vergues ballottantes s’accrochaient des pieds et des mains à la toile rebelle dont la surface ne faisait que grandir.

Bolitho, ignorant les embruns, regardait ses hommes bondir d’une manœuvre à une autre. La faiblesse de l’équipage était d’autant plus apparente que tous les gabiers étaient à présent dans la mâture.

Herrick appela, de l’avant. « L’ancre est dérapée, Monsieur. »

La frégate abattit sous l’effet du vent comme un animal enfin libéré et le pont prit une gîte accentuée quand la rafale appuya sur les voiles.

Vibart grinça : « A border les bras, le monde ! et vite ! »

Les matelots se mirent à haler péniblement les cordages et, enfin, les immenses vergues pivotèrent en craquant pour s’orienter. Puis le vent prit dans la toile, chaque voile se gonfla dans un coup de tonnerre, tandis que la Phalarope virait et prenait de la vitesse.

L’ancre était à peine caponnée et saisie que déjà la terre s’éloignait par tribord arrière. L’île de Wight était invisible derrière le rideau de bruine et d’embruns.

Tout craquait et cognait à bord, tandis que le navire continuait de tourner pour prendre son cap. Les haubans et tout le gréement vibraient comme les cordes d’un orchestre en folie.

Bolitho observait les gabiers, inutiles à présent dans la mâture, qui glissaient le long des étais pour venir ajouter leurs forces à celles des matelots halant sur les bras. « Faites route bâbord amures, monsieur Vibart. » Regardant en arrière, par-dessus le couronnement, il tenta de se rappeler ce qu’avait de terrible le capitaine Pomfret. Il revit en pensée les yeux froids de cet homme et les visages de chiens battus de ceux qui l’accompagnaient.

Proby se tenait près du quartier-maître, le dos rond, son vieux chapeau tout usé recouvrant ses oreilles comme un éteignoir. « Faites courir, monsieur Proby », lui dit Bolitho. « Il faudra peut-être ariser par la suite, mais je veux atteindre Falmouth dès que possible. »

Le maître observa la silhouette mince de son capitaine près de la lisse, tout en aspirant l’air entre ses dents. Jamais Pomfret n’avait laissé la frégate marcher à son allure. Aujourd’hui, elle semblait voler sur l’eau, tandis que des voilures venaient s’ajouter aux autres au long des vergues et se gonflaient de vent dans une explosion. Lorsqu’il regardait tout là-haut la tête des mâts, il lui semblait presque les voir se courber. Mais sa vue n’était plus aussi bonne qu’autrefois, aussi ne fit-il aucun commentaire.

Vibart se tenait au bord de la dunette, un pied posé sur l’affût d’une caronade. Il observait les hommes à leurs postes de ses yeux réduits à des fentes. Il jeta même un regard en arrière, vers Portsmouth où Pomfret avait quitté le navire sur ordre, où Bolitho avait embarqué pour le remplacer et, ce faisant, avait tué toutes les chances de promotion du lieutenant Vibart.

Il fixa le profil de Bolitho et sentit la colère courir dans ses veines comme du feu. Cinq mille miles les séparaient de l’escadre de Hood. Il pouvait se passer bien des choses en route.

Il sembla s’éveiller en sursaut lorsque Bolitho lui dit, tranchant : « Renvoyez le quart en bas, monsieur Vibart, et doublez les vigies. » Il eut un geste vers la haute mer : « Ici, nous n’avons que des ennemis. » Lançant au second un dernier regard significatif, il descendit dans sa cabine.

 

Cap sur la gloire
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